Betty Bonifassi – Betty Bonifassi

Betty Bonifassi albumSorti le 23 septembre 2014

En ce début d’automne 2014, difficile d’ignorer la sortie du premier album solo de Betty Bonifassi. La montréalaise d’adoption est en effet très présente dans les médias, et à juste titre : par ses collaborations prestigieuses dans le passé (DJ Champion, les Triplettes de Belleville, Beast), elle a, sans doute malgré elle, créé une réelle attente dans le milieu musical et chez un certain public : «à quand, enfin, un album solo de la bête de scène?» se demandaient plusieurs.

Bien engagée dans sa quarantaine, riche de ses expériences musicales et humaines qu’on devine intenses et peu reposantes, Betty nous offre enfin cet opus si attendu. Et autant dire tout de suite qu’on n’est pas déçus : rien de tiède ici, rien de policé ni de consensuel. L’écoute du disque de Betty Bonifassi est une expérience intense, fascinante, mais tout sauf confortable.

L’histoire du projet a été abondamment détaillée dans la presse, et on s’autorisera à ne pas s’attarder ici sur l’origine de ces chants d’esclaves colligés par le musicologue Alan Lomax au XXe siècle. Ces archives ont servi de matière première à ce disque, présenté comme un hommage aux chants des prisonniers afro-américains dans le sud des États-Unis. Le projet est emballant.

On est accueillis dans l’album par Prettiest Train, une pièce dépouillée où la voix se déploie dans l’espace avec force et autorité. On s’attend alors à un album acoustique épuré, sensible, centré sur des textes simples mais forts et sur une voix captivante et aux immenses possibilités. La seconde pièce, No More My Lawrd, arrive comme un coup de poing dans le visage. Après une intro de quelques secondes, Betty lance un «No more, my Lawrd» qui nous projette dans une ambiance électro-rock tendue, oppressante, à la limite de l’angoisse. Ça frappe très fort, ça crie, les sons déferlent de tous les côtés. On se dit que s’il existe des disques «du matin» et des disques «du soir», celui-ci ne se classe certainement pas dans la première catégorie. Indéniablement, la production est très soignée, très riche, inventive, ça sonne agressif et très «gros». Trop gros?

La 3e pièce, Grizzly Bear, est très accrocheuse, par sa mélodie mais aussi l’arrangement, particulièrement réussi et efficace sans être surchargé.

Lorsque Whoa Buck débute, avec la voix distordue à l’extrême, la basse massive omniprésente et sale, on ne peut qu’admirer une fois de plus le travail d’arrangement et de réalisation, mais on se surprend à déplorer une certaine redondance et à rêver d’un répit. Une ballade? Le sujet – l’esclavage, un des grands crimes (le plus grand?) de l’histoire de l’humanité – ne s’y prête sans doute pas. Et pourtant, on se souvient d’une musique afro-américaine qui parcourt la palette complète des sentiments humains, de la colère à la douceur, de la revendication à la berceuse. En tout cas, le doute s’est installé : cette furie sonore est-il vraiment nécessaire?

La 6e chanson, Hammer Ring, nous ramène en terrain plus familier, entre gospel et électro-soul. Sans doute pas le style le plus original, mais l’auditeur apprécie d’avoir un point d’accroche et une certaine sérénité.

Avec la 7e pièce, Working Down, on croit tenir la respiration tant attendue, le calme après la tempête : la voix est douce, l’ambiance délicate… Mais ce plaisir raffiné est de courte durée : après 2 minutes 15, les arrangements furieux reprennent le dessus et tuent ce furtif moment de grâce. À ce stade, c’est l’overdose. On supplie Hydro-Québec de couper le courant pour éteindre les machines et revenir à une sobriété salutaire. On peste contre les musiciens – au demeurant excellents – qui ont oublié l’importance du silence, et qui confondent musicalité et débauche de moyens.

L’écoute du premier album de Betty Bonifassi est une expérience déroutante, tant elle suscite des émotions contrastées et soulève de nombreuses interrogations. Parfois, on se demande si la chanteuse n’est pas écrasée par son sujet, le drame de l’esclavage. D’ailleurs, qui ne le serait pas? Un instant plus tard, on se pose la question inverse : est-ce qu’une telle voix, si imposante, pourra jamais se mettre au service d’une cause autre que la sienne propre? Bonifassi serait-elle une chanteuse trop grande pour n’importe quel rôle, trop puissante pour servir une autre propos que le sien?

On termine l’écoute de ce disque avec le sentiment que les chants ont été mis au service des artistes, et non le contraire. Au-delà de l’extraordinaire variété sonore que permettent les machines, l’abus des claviers et des programmations aboutit à une œuvre où l’âme des esclaves semble se diluer. Et comme ces chants, Betty semble un peu perdue dans ces arrangements massifs.

Finalement, le premier disque solo de Betty Bonifassi est une œuvre ambitieuse et importante. Mais les machines y tiennent une place démesurée qui assomme l’auditeur et réussit l’exploit d’éclipser la meilleure chanteuse en activité au Québec. On y sent plus de colère que d’espoir, plus d’angoisses que de regards vers l’avenir. Comme si, asservie pendant tant d’années par ses mentors, BB essayait de se libérer dans un grand cri, tout en construisant elle-même un concept et des arrangements qui l’enferment et dont elle n’arrive pas à s’affranchir. Un disque trop thérapeutique pour toucher nos émotions?

À écouter : Grizzly Bear, Hammer Ring, Black Betty

7/10

Par David Roy

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